"Il faut de tout pour faire un Yopougon"

Entretien d'Anne Crémieux avec Marguerite Abouet.

Aya de Yopougon est une bande dessinée en six tomes, écrite par Marguerite Abouet et illustrée par Clément Oubrerie, aux éditions Gallimard. Les deux premiers tomes sont adaptés au cinéma sous le titre Aya de Yopougon (sortie en salle le 17 juillet 2013). De multiples personnages gravitent autour de la très raisonnable et perspicace Aya, parmi lesquels Inno, son grand ami aux allures stylées, coiffeur de son métier. Le soir, Inno se déguise en fille pour retrouver Albert, qui a une peur bleue d'être découvert. La situation n'enchante guère Inno qui intime Albert de partir avec lui pour la France. Mais Albert ne peut quitter sa famille et Inno part seul se chercher en Europe, où il trouvera l'amour auprès de Sébastien.

Anne Crémieux Votre bande dessinée a un aspect documentaire, elle présente des tranches de vies. Vous connaissez très bien ce dont vous parlez. D'où viennent les personnages d'Inno et d'Albert ?

Marguerite Abouet : Quand j'étais petite à Yopougon, un de mes amis, Roger, était très efféminé. On imaginait qu'il le faisait exprès, pour pouvoir jouer à la poupée avec les filles. Il ne s'amusait jamais au foot avec les garçons du quartier qui le trouvaient bizarre et lui donnaient des coups. Il préférait jouer au papa et à la maman - et faire la maman, ce qui ne nous dérangeait pas d'ailleurs, puisque moi j'appréciais le rôle du papa. Plusieurs années plus tard, de retour pour les vacances à Abidjan, j'ai demandé des nouvelles de Roger. La réponse de ses proches m'a beaucoup perturbée : "il a disparu du jour au lendemain du quartier." En fait, il a certainement dû fuir le quartier ou même l'Afrique pour vivre son homosexualité. Son histoire m'a inspiré le personnage d'Innocent. Des jeunes comme Inno et Roger, qui sont forcés de partir, il doit y en avoir énormément. L'homosexualité est encore considérée comme une maladie en Afrique, parfois passible de prison ou pire, de mort.

Est-ce qu'ils sont nombreux, donc ?

Ils sont de plus en plus nombreux. On en voit aussi dans la prostitution. Je suppose qu'ils le font pour de l'argent, mais n'est-ce pas aussi une manière pour eux de vivre "ouvertement" leur homosexualité, qu'ils sont obligés de passer par là ?

Très souvent, la représentation de l'homosexualité commence par les hommes. Est-ce que vous avez pensé à un moment donné inclure une histoire lesbienne ?

Il y a des femmes africaines homosexuelles, mais on les voit moins. Je pense qu'elles sont encore moins acceptées que les hommes. Mais c'est vrai, je parle plus des hommes qui sont plus visibles.

Qu'avez-vous voulu montrer avec ces personnages homosexuels ?

Qu'il y avait de l'homosexualité en Afrique, et que malheureusement sa diabolisation a ouvert la voie à beaucoup d'injustice et de discrimination à l'endroit des gays, lesbiennes et transsexuels. Les comprendre et les accepter, c'est aussi contribuer à ce que la société soit moins sévère envers eux et surtout éviter que son enfant ne s'éloigne. Cela évitera à beaucoup de faire des choix difficiles : s'éloigner de sa famille par exemple. Je pense à Roger et à sa maman. Efféminé comme il l'était, même si c'était difficile pour sa mère à imaginer, elle savait que son fils était différent.

Et vous faites passer votre message avec humour.

Je sais que l'on ne peut pas rire de tout avec n'importe quel sujet, mais on peut arriver à dédramatiser l'homosexualité. Dans la bande dessinée, Albert croit que son père sait tout et lui avoue son homosexualité par erreur. J'aborde cette confession d'Albert, qui est censé être très grave, et que je m'efforce de dédramatiser. Je veux faire sourire les Africains qui me liront. Chez nous on rit de tout, même de ce qui n'est pas (....)

http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=11972

Auteur(s): Anne CREMIEUx

02|01|2014, entretien > bd, cinéma/tv

Soumis par Caroline Messa Wambé le